La Grande Muette : un vieux débat qui n’en finit pas

Editorial du 1/6/2021

Comme chacun sait, la tribune des généraux a réveillé un vieux débat qui n’en finit pas : les militaires ont-ils droit de cité ? Or, la notion de devoir de réserve, au centre de la polémique, est une notion juridiquement peu précise. Son interprétation relève de la jurisprudence ou de l’appréciation de la hiérarchie bien plus que d’un cadre réglementaire strict. Cela n’a pas empêché que tout et n’importe quoi soit proféré. Le débat est malgré tout intéressant, comme le sont toutes les remises en cause des institutions. Nous n’oserions cependant nous y jeter sans revenir au fond des choses, c’est-à-dire sans l’inscrire au préalable dans celui de la place de l’armée dans notre société.

Dans notre histoire, la forme de l’armée n’a pas toujours été la même, loin de là. De l’ost féodal à l’armée de métier en passant par les milices communales, les compagnies de mercenaires, l’armée permanente de l’Ancien régime et les différentes formes de conscription républicaine, nous avons expérimenté à peu près tous les modèles.

Deux traits communs ressortent cependant de cette diversité.

D’une part, l’armée est « l’expression de la nation en armes ». Le lecteur nous pardonnera cet aphorisme qui, pour être républicain, n’en est pas moins exact. Ce n’est donc pas un service de l’État, mais le corps social qui porte les armes, quels que soient l’organisation ou le recrutement, de l’ost féodal à l’armée de citoyens.

L’armée est « l’ultima ratio regis », le dernier argument des rois. Elle est l’ultime recours du souverain contre les ennemis extérieurs mais aussi contre l’ennemi intérieur. Dans la constitution actuelle, l’état de siège est le dispositif législatif permettant le transfert des pouvoirs de police à l’armée. Par conséquent, l’armée ne peut être engagée en tant que telle, c’est-à-dire en faisant usage de sa force et sous son propre commandement, que dans des circonstances graves et exceptionnelles menaçant l’intégrité du corps social et, donc, relevant de la mission régalienne du chef de l’Etat.

Ce point éclairci, pourquoi les militaires sont-ils astreints à un devoir de réserve ?

Il y a une raison aussi pragmatique qu’évidente : ils détiennent des informations sensibles dont la divulgation pourrait compromettre les opérations ou, plus généralement, la position stratégique de la France. Cela relève de la discipline militaire, inutile de s’y attarder. Les fonctionnaires eux-mêmes sont soumis à une certaine réserve ; même les employés d’entreprises privées le sont par contrat vis-à-vis de leur employeur. On notera immédiatement que la tribune des généraux, objet de scandale, ne dévoile rien qui soit de cet ordre-là.

De façon plus transcendante, l’armée est, nous l’avons dit, le dernier argument du roi. Les ennemis qu’elle aurait à combattre ne sont pas les adversaires politiques du pouvoir. Elle ne doit donc pas être compromise dans le jeu politique, ni mettre le souverain ou le chef de l’État en porte-à-faux dans sa fonction régalienne. Elle doit rester politiquement neutre. Ceci justifie pleinement l’obligation faite aux militaires en activité de ne pas s’exprimer publiquement sur des questions politiques.

Pour le moment, nous n’avons pas distingué la monarchie de la république. Qu’en est-il ?

Chacun sait que le roi et le président sont tous deux « chef des armées ». La France étant un corps organique (et non un contrat social) dont le roi est la tête, il est naturel que la France en armes soit commandée par le roi. Rappelons que « tête » et « chef » signifie la même chose. Cependant, le président n’est pas la tête du corps social, il n’en est que le premier magistrat par intérim. Il n’est pas non plus souverain puisque c’est en théorie le peuple qui porte cet attribut. Enfin, il n’est pas au-dessus des partis puisqu’il est le chef de celui qui a gagné la course à l’échalote. Or, la neutralité de l’armée ne prend tout son sens que lorsque l’autorité qui la commande est elle-même tête, souveraine et politiquement neutre, ce qui peut être le cas d’un roi, certainement pas d’un président. Concédons cependant que le président est un monarque sous contrat, un substitut du souverain. Il est donc légitime qu’il soit le chef des armées, par héritage de la monarchie. Et comme il assume la fonction régalienne suprême par intérim, la neutralité des militaires en activité peut lui être acquise, faute de mieux.

Le lecteur aura constaté que nous n’avons parlé que des militaires en activité.

Un militaire n’est pas un sous-citoyen, au contraire. Il est absurde de considérer que ceux qui risquent leur vie pour protéger la cité n’ont pas voix au chapitre. Ainsi, les militaires en situation de réserve ou en disponibilité, qui n’engagent donc pas l’armée par leurs propos, n’ont aucune raison d’être exclus du débat public, même pour critiquer le gouvernement. Ils ont même l’obligation morale de faire entendre leur voix. Rappelons que dans des pays comme Israël ou la Suisse, la majorité des hommes sont réservistes, ce qui pourrait exclure beaucoup de monde de l’arène politique. Rappelons aussi qu’il y a actuellement au Parlement un député LREM en disponibilité de l’armée de terre et quelques généraux de réserve parmi les élus municipaux. Rappelons que de Gaulle, secrétaire d’État de Paul Reynaud en juin 1940, était en disponibilité, et que Bigeard, secrétaire d’État d’Yvon Bourges en 1975, était général de réserve.

Certes, l’armée doit se tenir loin du pouvoir. Mais si les légions ne pouvaient pas entrer dans Rome, les consuls romains avaient droit de cité. Ce n’est pas parce qu’il parlait au Sénat que César outrageait la République, mais parce ses légions avaient franchi le Rubicon.

Faut-il alors exiger d’eux qu’ils ne fassent pas état de leur grade, comme cela a été également entendu ? Mais lorsqu’un homme s’exprime en public, il engage toute sa personne. Quand un médecin monte à la tribune, il se fait appeler docteur, et quand un universitaire publie, il signe « professeur ». Imagine-t-on « Monsieur » de Gaulle ou « Monsieur » Bigeard se présenter ainsi devant les électeurs ?

Bruno Castanier